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Affaire Doceram

L’affaire Doceram: De l’abandon de la théorie de la multiplicité des formes à l’affirmation de l’autonomie des dessins et modèles
A travers cet article, Mlle Clara Grudler, membre de notre association, nous offre une analyse profonde de l’affaire Doceram.

Affaire Doceram: De l’abandon de la théorie de la multiplicité des formes à l’affirmation de l’autonomie des dessins et modèles

 

En tant que créations de forme, les dessins et modèles industriels ont pour vocation d’assurer la protection de la forme visible d’un produit ou d’une partie de produit nouvelle et présentant un caractère propre. Selon les dispositions de l’article L. 511-1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), cette forme de produit ou de partie de produit est caractérisée en particulier « par ses lignes, ses contours, ses couleurs, sa forme, sa texture ou ses matériaux ».

La Cour d’appel rappelait en 2014 que la protection des dessins et modèles porte sur ce que la création a rendu visible. La protection relève donc de l’apparence que le consommateur va visualiser, celle-ci influantde factosur le choix de vente de la clientèle (1).

La création de forme caractérisant les dessins et modèles est donc indissociable d’une certaine dimension esthétique, puisqu’un titre de protection accordé sur le fondement de la forme du produit visé implique que ladite forme fasse l’objet d’une certaine recherche dans les secteurs concernés ; il s’agit principalement de l’industrie des arts appliqués.

Pour autant, la jurisprudence s’attache régulièrement à rappeler qu’il n’est pas requis qu’une activité artistique ait été menée par le designer ou l’équipe de designer afin que la création de forme fasse l’objet d’une protection sur le fondement du droit des dessins et modèles.

Il existe donc une certaine autonomie de ceux-ci quant aux créations de forme originales, puisque l’apport créatif personnalisé de l’auteur est a contrarioimpératif pour la protection d’une création sur le fondement du droit d’auteur.

En outre, il était rappelé par le Tribunal de l’Union européenne que l’aspect intérieur ou extérieur d’un produit ou d’une partie de produit ne suffit pas à lui conférer, per se, un caractère propre ou individuel (2).

Cependant, le cumul possible de la protection d’un dessin et modèle par le droit de la propriété industrielle ainsi que par le droit d’auteur vient compliquer l’appréciation d’un titre déjà situé aux confins de la propriété industrielle et de la propriété littéraire et artistique.

Toutefois, les dispositions de l’article L. 511-8 du CPI rappelle la nature fortement industrielle du titre, puisque les formes « dont les caractéristiques sont exclusivement imposées par la fonction technique du produit »sont exclues de la protection des dessins et modèles.

En effet, les dessins et modèles portant sur des produits manufacturés destinés à la commercialisation, il apparaît que certaines créations sont inséparables d’une fonction technique.

Toutefois, il n’y a pas de cumul possible de protection entre le droit des dessins et modèles et le droit des brevets, titres de propriété aux fonctions bien distinctes. Le législateur intégrait ce fait en refusant le bénéfice de la protection du droit des dessins et modèles industriels aux créations dont l’apparence visible est exclusivement imposée par sa fonction technique.

Néanmoins, il s’agit d’un point de droit donnant part à débat devant les juridictions tant nationales qu’européennes.

En 2018, la Cour de justice venait préciser la portée de sa jurisprudence antérieure en répondant aux questions préjudicielles de la Cour d’appel de Düsseldorf.

La Cour de justice affirmait notamment que « l’article 8, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 6/2002 du Conseil, du 12 décembre 2001, sur les dessins ou modèles communautaires doit être interprété en ce sens que, pour apprécier si des caractéristiques de l’apparence d’un produit sont exclusivement imposées par la fonction technique de celui-ci, il y a lieu d’établir que cette fonction est le seul facteur ayant déterminé ces caractéristiques, l’existence de dessins ou modèles alternatifs n’étant pas déterminante à cet égard ». Il n’y aurait dès lors« pas lieu, à cet égard, de se fonder sur la perception d’un « observateur objectif »(3).

C’est donc dans un contexte d’insécurité juridique que la Cour de justice de l’Union européenne venait affiner sa jurisprudence antérieure en matière de formes fonctionnelles (I). La juridiction européenne venait in fineconsacrer et affirmer l’autonomie des titres relatifs aux dessins et modèles industriels face aux autres titres de propriété intellectuelle (II).

 

I) Affinement jurisprudentiel de la Cour de justice dans un contexte d’insécurité juridique

La décision rendue ce 8 mars 2018 par la Haute Cour européenne abondait dans le sens de la jurisprudence Lego (A) consacrant la théorie de la causalité ou de la finalité (B) et abandonnant par la même occasion le recours au critère de la multiplicité des formes.

​A) Une décision dans la lignée de la jurisprudence Lego

Lors de l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 25 juillet 2001, le législateur français transposait dans le Code de la propriété intellectuelle les dispositions consacrées par l’article 8, paragraphe 1, du règlement (CE) n°6/2002 du Conseil du 12 décembre 2002 sur les dessins ou modèles communautaires, lequel disposait que :

« Un dessin ou modèle communautaire ne confère pas de droits sur les caractéristiques de l’apparence d’un produit qui sont exclusivement imposées par sa fonction technique ».

En effet, les créations purement techniques relèvent du domaine du droit des brevets, qui protège des solutions techniques apportées à des problèmes techniques grâce à des moyens techniques susceptibles de répétition. Aux termes de l’article L. 611-10 du CPI, sont brevetables les « inventions nouvelles impliquant une activité inventive et susceptibles d’application industrielle ».

Or, les dessins et modèles protègent uniquement la forme visible d’un produit ou d’une partie de produit, caractérisée par ses lignes, ses contours, ses couleurs, sa texture ou ses matériaux. La dimension esthétique, naguère qualifiée « d’ornementale », est donc prégnante dans ce titre de propriété intellectuelle, a contrario des brevets d’invention.

Il faut relever qu’aucun cumul n’est prévu entre ces deux titres de propriété industrielle, aux fonctions totalement différentes : tandis que le brevet récompense l’innovation, l’effort créatif dans le domaine de la technique se rapportant aux arts mécaniques par rapport aux Beaux-Arts (Directive relative à l’examen pratiqué à l’OEB, nov. 2015, G-III, 1), les dessins et modèles visent la protection d’une forme nouvelle et manifestant un caractère propre ou individuel.

Cependant, même si le caractère esthétique et visible de la forme des dessins et modèles permet un cumul de leur régime avec le droit d’auteur (par application de la théorie de l’unité de l’art), la vocation souvent utilitaire des produits manufacturés incorporant des dessins et modèles induit une hésitation quant au régime applicable.

Les fluctuations jurisprudentielles sont légions aux échelles tant nationales qu’européennes. Les dernières décennies ont vu s’entrechoquer de multiples décisions contradictoires, conduisant à une incohérence prétorienne fragilisant le titre des dessins et modèles industriels.

A ce titre, on peut citer la décision Lego du 14 septembre 2010, laquelle imposait au juge d’apprécier, dans le cadre de l’examen de la fonctionnalité d’un signe constitué par la forme d’un produit, après que les caractéristiques essentielles dudit signe aient été identifiées, si ces caractéristiques répondent à la fonction technique du produit concerné (4).

Quelques années plus tard, la juridiction communautaire revenait sur cette jurisprudence en considérant que si un lien pouvait être fait entre la forme d’un produit et sa fonction technique, le signe en cause ne pouvait être protégé sur le fondement du droit des dessins et modèles (5 ; 6).

C’est dans ce contexte d’insécurité juridique que la Cour d’appel de Düsseldorf posait deux questions préjudicielles à la Cour de justice.

En l’espèce, la société Doceram est fabricant de composants en céramiques techniques. Doceram était titulaire de plusieurs dessins et modèles communautaires depuis 2004.

La Société Ceramtec GmbH déposait des dessins et modèles dont la Société Doceram soutenait qu’ils constituaient des contrefaçons de ses propres créations. Doceram assignait donc Ceramtec devant les juridictions allemandes.

Le contrefacteur présumé se prévalait cependant de l’article 8, paragraphe 1, du règlement (CE) n°6/2002 sur les dessins et modèles communautaires afin d’obtenir l’annulation des dessins et modèles enregistrés par la demanderesse.

La Cour d’appel de Düsseldorf a sursis à statuer afin de demander à la CJUE si les caractéristiques de l’apparence d’un produit sont exclusivement imposées par sa fonction technique au sens de l’article 8, paragraphe 1 du règlement n°6/2002, ce qui exclut la protection lorsque l’effet produit par la conception n’a aucune importance pour le design du produit et que, au contraire, la fonctionnalité est le seul facteur déterminant le design.

Si la CJUE répondait par l’affirmative à la première question, la juridiction allemande interrogeait la Cour quant au point de vue à adopter afin d’apprécier si les caractéristiques étaient choisies uniquement en fonction de considérations de fonctionnalité, et notamment s’il convenait de se placer du point de vue de l’observateur objectif.

Ce à quoi la Cour de justice répondait en consacrant la théorie de la finalité, au détriment du critère des contours et de la théorie de la multiplicité des formes.

B) Consécration de la théorie de la finalité

Rappelons qu’en matière de formes fonctionnelles, la Cour de justice connaissait deux courants jurisprudentiels opposés et répondant à des logiques différentes.

La théorie de la multiplicité des formes, particulièrement souple, permettait la protection du design par les dessins et modèles s’il pouvait y avoir interchangeabilité des formes ; c’est-à-dire dans le cas où une autre forme pouvait être substituée, le produit en cause remplissant tout de même une fonction technique identique.

Quant au critère des contours, il s’avérait absolument restrictif en refusant la protection d’une forme fonctionnelle dès lors qu’un lien pouvait être établi entre la forme du produit et sa fonction, ou entre la fonctionnalité de ce dernier et son apparence visuelle.

Il apparaît qu’aucune de ces deux théories n’était pleinement satisfaisante ni adaptée à la réalité du marché des arts appliqués. C’est pourquoi les instances européennes abandonnaient le recours à ce critère d’abord pour les marques avec l’arrêt Philips (7) puis quelques mois plus tard, pour les dessins et modèles, avec l’arrêt Lindner/Franssons (8).

En 2010, intervenait la célèbre décision Lego qui imposait que l’examen de la fonctionnalité d’un signe constitué par la forme d’un produit doit être effectué en analysant le signe déposé et en vérifiant si ses caractéristiques répondent à la fonction technique du produit en cause (4).

Il s’agit donc de rechercher plus spécifiquement l’intention du designer dans la création des dessins et modèles concernés, et en particulier la marge de liberté créatrice dont ce dernier dispose au regard des éventuels contraintes techniques imposées.

Les contraintes techniques étant très variables d’un secteur industriel à l’autre et selon les exigences spécifiques de l’employeur, les deux théories de la multiplicité des formes et des contours méconnaissent manifestement les circonstances propres à chaque fait d’espèce, et présentent donc de sérieuses lacunes.

En l’espèce, la Cour d’appel de Düsseldorf relevait fort à propos que des approches divergentes pouvaient être identifiées dans la jurisprudence et dans la doctrine quant à cette question des formes fonctionnelles.

En effet, il était rappelé qu’une partie de celles-ci considérerait que le seul critère d’application de l’article 8, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 6/2002 est l’existence de dessins ou modèles alternatifs permettant d’assurer la même fonction technique, une telle existence étant révélatrice de ce que le dessin ou modèle en cause n’a pas été imposé exclusivement par sa fonction technique, au sens de cette disposition.

Selon la thèse opposée, ladite disposition serait applicable lorsque les différentes caractéristiques de l’apparence du produit sont déterminées uniquement par la nécessité de développer une solution technique et que les considérations esthétiques n’ont aucune importance.

Il n’y aurait donc, dans ce cas, aucune activité créatrice digne de protection au titre du droit des dessins ou modèles (3).

La Cour de justice rappelait la portée de l’article 8, paragraphe 1, du règlement n°6/2002 (transposé à l’article L. 511-8 1° du CPI français), en tant que disposition visant à empêcher l’entrave de l’innovation technologique au moyen de la protection des caractéristiques de l’apparence imposées exclusivement par la fonction d’un produit.

Ce constat induit l’analyse subséquente de la CJUE, qui estimait que si la seule existence de dessins ou modèles alternatifs permettant de réaliser la même fonction que celle du produit concerné était suffisante pour écarter l’application de l’article 8, paragraphe 1, du règlement n° 6/2002, il ne pourrait être exclu qu’un opérateur économique fasse enregistrer, en tant que dessin ou modèle communautaire, plusieurs formes concevables d’un produit incorporant des caractéristiques de l’apparence de celui-ci qui sont exclusivement imposées par sa fonction technique.

Cela permettrait à un tel opérateur de bénéficier, à l’égard d’un tel produit, d’une protection en pratique exclusive et équivalente à celle offerte par un brevet, sans être soumis aux conditions qui sont applicables à l’obtention de ce dernier, et serait de nature à empêcher les concurrents d’offrir un produit incorporant certaines caractéristiques fonctionnelles ou limiterait les solutions techniques possibles et priverait ainsi ledit article 8, paragraphe 1, de son effet utile.

Par conséquent, il importe de rechercher en premier lieu l’intention du designer dans la création des dessins et modèles en cause sur la base de tous les éléments propres au cas d’espèce, afin de caractériser avec le plus de pertinence possible la fonctionnalité d’une forme.

 

II) Affirmation de l’autonomie des dessins et modèles face aux autres titres de propriété intellectuelle

Afin de répondre aux questions préjudicielles posées par la Cour d’appel de Düsseldorf, la Cour de justice recourait fort opportunément à une application casuistique du test quatre étapes (A).

Cette méthodologie adoptée par la Haute juridiction avait manifestement pour objectif d’inscrire les dessins et modèles dans le cadre de la propriété industrielle, ainsi que de les autonomiser vis-à-vis des autres titres de propriété intellectuelle (B).

A) Le recours de la Cour de justice à une application pragmatique du test quatre étapes

Selon les dispositions de l’article L. 511-2 du CPI, « seul peut être protégé le dessin ou modèle qui est nouveau et présente un caractère propre ».

Le caractère propre d’un dessin et modèle est apprécié au regard de la perception d’un agent de référence, soit l’observateur averti, chez qui le dessin et modèle en cause va nécessairement susciter une impression visuelle d’ensemble sur laquelle se fonde le juge pour déterminer si le dessin et modèle répond à cette condition de validité du titre.

La distinction s’impose donc au regard de la condition d’originalité requise en droit d’auteur, qui ne suppose pas le recours à un consommateur ou à un observateur quelconque. L’auteur demeure l’épicentre de sa création et l’originalité de cette dernière n’est pas appréciée au regard d’un ensemble d’antériorités, mais en prenant en considération l’empreinte spécifique de la personnalité de l’auteur sur son œuvre.

Ce critère de l’observateur averti rappelle donc bien que les dessins et modèles s’insèrent dans une logique industrielle, et non pas foncièrement artistique.

Afin de procéder à l’examen de ce caractère propre ou individuel, la Cour de justice proposait de recourir selon une certaine méthodologie à un faisceau d’indices permettant d’apprécier le plus précisément possible ledit caractère en tenant compte de chaque circonstance spécifique du cas d’espèce.

Il s’agit d’apprécier conjointement la nature du produit concerné, de définir l’observateur averti selon le secteur industriel visé, de déterminer le degré de liberté accordé au créateur, ainsi que de procéder à une comparaison des impressions globales en présence.

Le Tribunal de l’Union européenne rappelait la valeur de ce test en 2015 (9), dont les modalités étaient appliquées par la Cour de justice dans l’affaire Doceram/Ceramtec.

En effet, la juridiction européenne considérait qu’il y a lieu de conclure que l’article 8, paragraphe 1, du règlement n° 6/2002 exclut la protection au titre du droit des dessins ou modèles communautaires des caractéristiques de l’apparence d’un produit lorsque des considérations d’une autre nature que la nécessité pour ledit produit de remplir sa fonction technique, en particulier celles liées à l’aspect visuel, n’ont joué aucun rôle lors du choix desdites caractéristiques, et ce, même s’il existe d’autres dessins ou modèles permettant d’assurer cette même fonction.

Ainsi le relevait l’Avocat général dans ses conclusions, une telle appréciation doit notamment être effectuée au regard du dessin ou modèle en cause, des circonstances objectives révélatrices des motifs qui ont présidé au choix des caractéristiques de l’apparence du produit concerné, des données relatives à son utilisation ou encore de l’existence de dessins ou modèles alternatifs permettant de réaliser la même fonction technique, pour autant que ces circonstances, ces données ou cette existence soient étayées par des éléments de preuve fiables.

La Cour de justice répondait donc à la seconde question préjudicielle posée par la Cour d’appel de Düsseldorf en ce sens que l’article 8, paragraphe 1, du règlement n° 6/2002 doit être interprété en ce sens que, afin de déterminer si les caractéristiques concernées de l’apparence d’un produit sont exclusivement imposées par la fonction technique de celui-ci, au sens de ladite disposition, il incombe au juge national de tenir compte de toutes les circonstances objectives pertinentes de chaque cas d’espèce.

Il n’y a donc pas lieu, à cet égard, de se fonder sur la perception d’un quelconque observateur objectif (3).

On peut en déduire que la méthode finalement adoptée par la Cour de justice quant à l’appréciation des formes fonctionnelles repose fortement sur la casuistique, et non sur l’application de critères restrictifs trop rigides et arbitraires, inadaptés aux exigences du marché du design.

En effet, cette souplesse de l’interprétation permis par le recours à un faisceau d’indices et non pas à des critères autonomes est paradoxalement susceptible de constituer un facteur de sécurité juridique, là où l’application de théories aux vocations diamétralement opposées échouait à combler le défaut de base légale dont pâtissent les formes fonctionnelles.

B) Affirmation d’une autonomie croissante des dessins et modèles industriels

En recourant au critère plus pragmatique de la finalité, ou de la causalité, la Cour de justice permet de caractériser le caractère fonctionnel de l’apparence d’un produit dans la recherche de l’intention du créateur.

Il apparaît que la décision rendue par la Cour de justice avait également pour but de consacrer l’autonomie de la fonction des dessins et modèles face aux autres titres de propriété intellectuelle, puisqu’il s’agit de se fonder sur un large panel d’indices afin de déterminer si l’apparence du produit en cause est exclusivement déterminée par sa fonction technique.

Il convient de préciser que le recours à la méthode de l’interchangeabilité des formes à l’origine de la théorie de la multiplicité des formes n’est pas abandonné. Seulement, il s’agit de ne pas accorder à ce critère une importance déterminante par rapport aux autres indices prescrits par le test quatre étapes dans l’appréciation des dessins et modèles en cause.

Ainsi, chaque forme peut être imposée par une fonction technique, dans la mesure où la fonctionnalité d’un produit peut imposer des exigences spécifiques pour chaque dessin et modèle concerné.

Il faut donc se reporter à la forme intrinsèque du dessin et modèle afin de déterminer si les critères esthétiques diffèrent et s’avèrent distincts de la fonctionnalité poursuivie.

On peut constater que les deux théories semblent conciliées, puisque le juge ou l’office compétent procède bien à la vérification de l’interchangeabilité des formes en présence, et est ainsi nécessairement amené à établir l’incidence de la fonction technique sur la forme du produit.

Tout l’intérêt du recours au critère de la finalité consiste à apprécier chaque cas d’espèce dans sa spécificité, en se fondant sur une méthodologie didactique visant à caractériser l’impact de la fonction technique d’un produit sur l’apparence de ce dernier.

Il convient de préciser que les juridictions françaises faisaient application de la solution préconisée par la jurisprudence Lego avant même l’intervention de la jurisprudence Doceram.

Concernant la conception d’un voilier, il était retenu par le Tribunal de Grande Instance de Paris que la forme de la coque n’était pas imposée par sa fonction, à savoir lui permettre de s’élever sur la banquise sous la pression des glaces, dès lors que tous les voiliers d’expédition polaire n’ont pas la même forme et que le dessin de la coque ne se réduit pas à une prouesse technique, ses proportions et ses formes obéissant à une intention esthétique (10).

Concernant un modèle de chariot multimédia, il était estimé par la Cour d’appel de Lyon que si, aux termes de l’article L. 511-8 du CPI, l’apparence dont les caractéristiques sont exclusivement imposées par la fonction n’est pas susceptible de protection, le modèle dudit chariot présentait, au-delà de l’innovation technique constituée par le bras articulé, des éléments caractérisant une forme qui n’était pas inhérente à la fonction même du produit.

Malgré les similitudes entre les deux produits en litige, qui résultent uniquement de leur fonction, l’impression globale produite par la comparaison du modèle déposé avec le produit incriminé était manifestement différente, même pour un observateur non averti. Ainsi, en l’absence d’atteinte vraisemblable aux droits du titulaire du modèle, les mesures qui étaient demandées ne pouvaient décemment être ordonnées (11).

Dans sa décision Doceram, la Cour de justice prescrivait donc de vérifier l’interchangeabilité des formes en présence, ainsi que d’apprécier la liberté de création du designer pouvant être limitée par des contraintes techniques diverses.

Parfois, il s’avère qu’un produit est fonctionnel par nature ; il faut donc apprécier le caractère arbitraire de l’intervention du créateur au regard de la liberté de création dont disposait ce dernier.

Néanmoins, malgré l’affirmation de l’autonomie des dessins et modèles au sein de la propriété intellectuelle, le régime de ces derniers demeure résolument mixte, ne serait-ce que parce que l’objet de la protection accordée constitue un intermédiaire entre le droit des brevets et le droit d’auteur.

En effet, rappelons que les conditions de nouveauté et d’activité inventive impératives en matière de brevetabilité sont également prégnantes quant aux dessins et modèles industriels.

De même, les conditions de forme et d’originalité du droit d’auteur se retrouvent dans une certaine mesure en matière de dessins et modèles, sous couvert des conditions de nouveauté, de caractère propre et de visibilité.

En outre, la nature et la fonction des dessins et modèles sont constamment précisées justement au regard des fonctions respectives des brevets et des œuvres de l’esprit relevant du droit d’auteur.

En conclusion, le juge européen tente manifestement de pallier les lacunes de la législation en matière de formes fonctionnelles en multipliant les méthodes d’appréciation de la technicité de l’apparence d’un produit.

Les solutions prétoriennes, si elles présentent l’avantage de la souplesse, comportent cependant l’inconvénient d’une certaine instabilité juridique, puisque les juridictions peuvent rompre à tout moment avec les critères d’appréciation précédemment consacrés, au risque de diminuer l’attractivité du titre de propriété industriel afférent.

De plus, la Cour de justice a la nette tendance, par sa jurisprudence, à s’approprier des concepts relevant des législations internes des Etats membres de l’Union européenne afin d’en faire des notions communautaires autonomes, devant être interprétées de manière uniforme sur tout le territoire européen.

L’enjeu est donc de taille puisque les décisions des instances européennes doivent immédiatement trouver une application conforme par les juridictions des Etats membres.

Si la décision Doceram permettait de préciser la portée du test quatre étapes dans l’appréciation du degré de fonctionnalité d’une forme esthétique, de nouveaux revirements de jurisprudence sont à craindre au niveau européen, de même qu’une résistance des juges nationaux.

Par Clara Grudler, étudiante parcours Lyon 2

 

1) CA Paris, Pôle 5, 1e ch., 18 juin 2014

2)TUE, 9 septembre 2014, Biscuits Poult, T-494/12

3)CJUE, 8 mars 2018, C‑395/16, Doceram c/ Ceramtec

4) CJUE, 14 septembre 2010, Lego, C-48/09

5)EUIPO, 2015, Austrotherm GmbH c/ Termo Organika Sp Z.o.o

6) OHMI, ch. rec., 8 déc. 2015, n° R 2162/2014-3, Velekey Szerelvénygyártó kft c/ Rotovill kft

7) CJCE, 18 juin 2002, Philips

8) EUIPO, 22 octobre 2002, Lindner/Franssons

9) TUE, 28 janvier 2015, C-41/14

10)TGI Paris, 3e ch. 2e sect., 19 juin 2015, n° 13/17718, Atelier Architecture Navale

11)CA Lyon, 5 avr. 2016, n° 15/08564