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Reflexion juridique

La « blockchain » : une technologie naissante qui interroge quant à ses applications en droit de la propriété intellectuelle

C’est souvent le propre des technologies révolutionnaires ; elles sont à la fois célèbres et peu connues, fascinent par leurs capacités mais découragent par leur complexité. Il est surprenant de constater à quel point cet ovni technologique appelé « Blockchain » interroge quant à ses nombreuses applications techniques.

Certains se souviendront sans nul doute d’un brûlant après-midi de septembre 2019 : alors que nous étions patiemment entrain de rôtir sur les bancs de l’amphithéâtre Quinet, M. Georges Cavalier abordait, en guise d’introduction légère et dynamique, la possible application de cette technologie en matière de fiscalité des entreprises. Stupeurs et tremblements, fièvres et froncements de sourcil, la hargne qui animait notre professeur expert se heurtait à notre passivité -presque bovine – à essayer de comprendre le fonctionnement de la « blockchain », en vain.

Une anecdote en apparence anodine, mais qui illustre parfaitement le face-à-face délicat entre droit et progrès. Les domaines dans lesquels la « blockchain » tend à s’appliquer sont nombreux mais son utilisation concrète demeure marginale. A l’heure actuelle elle reste un sujet de réflexion sur les mutations éventuelles du droit, ses applications demeurent potentielles et la révolution qui l’accompagne, incertaine.

Pourtant, la « blockchain » intrigue et certains voient dans son fonctionnement un outil incontournable et séducteur : sécuriser un réseau d’informations infalsifiables. D’autres y ont vu la réalisation de « contrats intelligents », d’où la force obligatoire résulterait non pas de l’application du droit mais de simples lignes de codes informatiques… On ne parle donc pas ici d’un simple gadget mais d’une technologie naissante et, si ce n’est révolutionnaire, innovante.

Pourquoi innovante ?

La « Blockchain » : garante d’informations infalsifiables

J’espère vous arracher un sourire en vous promettant de rester synthétique, l’intérêt n’est pas ici de s’approprier pleinement la notion « blockchain » mais plutôt d’identifier son fonctionnement global. Rassurés ?

Voyons la « blockchain » comme un immense registre public d’informations, au sein duquel il est possible d’inscrire des transactions. Ce registre est partagé par un ensemble de « pairs » ou membres du réseau, lesquels contribuent à vérifier puis intégrer les informations voulues au sein de ce registre. Pour qu’une information puisse être ajoutée au registre, chaque membre doit « approuver » cette information. C’est-à-dire ?

Pour approuver cette information, tous les membres du réseau s’acquittent d’un travail de vérification. Ainsi, chaque transaction voulant être inscrite est envoyée à l’ensemble des membres constituant le réseau. Chacun d’eux va, au terme d’une équation mathématique complexe, déduire que la transaction est vérifiée. Une fois vérifiée, cette transaction est ajoutée au registre, ou « block » de chacun des membres du réseau ; elle est horodatée puis cryptée, de manière à ce que seules les parties à cette transaction puissent avoir accès à son contenu, via une sorte de mot de passe.

Deux conséquences majeures de l’ajout d’une transaction au registre : d’abord, cette même transaction a été observée et vérifiée par TOUS les membres du réseau (une validation collective en quelque sorte), ce qui en garantit l’unicité. Ensuite, cette même transaction ayant été copiée sur le registre de CHACUN des membres du réseau, il est donc en théorie impossible de la modifier/falsifier sans soumettre cette modification à la vérification de l’ensemble des membres. Seule une cyberattaque visant simultanément chacune des copies de cette transaction pourrait aboutir à modification. Concrètement, prenez votre ordinateur et mettez-vous en tête de pirater au même moment des centaines de personne anonymisées dispersées dans le monde (n’entretenant, qui plus est, aucun lien direct entre elles) si vous souhaitez venir à bout d’une transaction validée par blockchain…

C’est parfait, la « blockchain » permet donc de créer un registre d’informations certifiées et infalsifiables ; mais jusqu’ici, rien que ne puisse pas faire votre notaire (enregistrer un acte sous seing privé) ou votre banquier (certifier et tracer une transaction monétaire d’un compte bancaire à un autre).

Une technologie dispensée de tout organe de contrôle central

C’est alors toute l’innovation de la « blockchain ». Pour certifier une transaction, nous avons communément recours à un tiers de confiance : une banque, un notaire ou un organisme public. Ces tiers de confiance représentent un organe de contrôle central sur les informations qu’ils détiennent. Or, l’intégrité des registres d’une « blockchain » ne repose non pas sur un organe central mais sur la participation collective (« crowdsourcing » pour les citoyens du monde) de tous ses membres. Conséquence logique : nul besoin de passer par un tiers de confiance « traditionnel » pour garantir l’intégrité d’une transaction. Par ailleurs, le fait que soit collectivement et unanimement administré l’ajout d’une transaction la rend par essence beaucoup plus convaincante : si une cyberattaque menace un des membres du réseau, elle emportera la falsification de son seul registre. Ainsi, confronté aux multiples autres registres identiques que partagent CHACUN des membres de la chaine, le registre falsifié n’a bien évidemment aucune chance d’être intégré au réseau collectif.

Un réseau ultra sécurisé d’informations horodatées et infalsifiables… Comment ne pas penser aux nombreuses lacunes que rencontrent obtenteurs, inventeurs ou auteurs dans les litiges touchant à la titularité de leurs droits de propriété intellectuelle ?

Une utilité probatoire redoutable ?

Vous le savez, si la reconnaissance de certains droits de propriété intellectuelle est subordonnée à une procédure de dépôt ou d’enregistrement, dans certains cas la protection jouera du seul fait de la réalisation d’actes spontanés. C’est notamment le cas en droit d’auteur où la « seule » création de l’œuvre (avec toutes les nuances qu’elle implique) fait naître une protection. Mais pas seulement ; l’étendue de la protection d’un dessin et modèle communautaire non enregistré dépendra elle aussi d’un comportement spontané (première divulgation). Enfin, et plus largement, le cycle de vie d’un droit de propriété intellectuelle pourra dépendre d’un certain nombre de transactions (licences, cessions, demandes d’enregistrement, autorisations…) dont la véracité et l’accessibilité sont indispensables. La « blockchain » permettrait (et dans certaines hypothèses, permet déjà) un suivi probatoire fiable et intelligent des faits et actes juridiques qui rythment la vie d’un droit de propriété intellectuelle.

La mise en application la plus évidente de la technologie « blockchain » est de la mettre à disposition des entreprises et créateurs qui souhaitent se constituer une preuve de leur création ou d’un usage effectif de celle-ci. Concrètement, l’opération consiste à établir un document attestant d’une création (invention, signe distinctif ou œuvre de l’esprit) et de l’intégrer sous son nom propre au réseau « blockchain ». Cette démarche garantit à tout le moins que le document intégré est horodaté et immuable. Ainsi, ce document disposant d’une empreinte numérique spécifique, son déposant pourra y avoir accès dans l’hypothèse d’un litige qui remettrait en cause sa titularité sur le droit concerné. En théorie, une telle preuve est indiscutable d’un point de vue technique, mais elle ne dispense pas son titulaire des démarches obligatoires relatives à la délivrance de certains titres (s’agissant notamment des titres de propriété industrielle).

Fruit d’un partenariat entre une start-up de la « blockchain » et un huissier français (Maître Jérôme Legrain), BlockchainyourIP met ce service à disposition des créateurs. L’objectif de ce partenariat est double : stocker les informations probantes au sein du réseau « blockchain » tout en garantissant une conformité parfaite de cette preuve, attestée par Maître Jérôme Legrain en question. Une garantie supplémentaire pour qui voudrait asseoir la preuve de son antériorité en dehors des modes de preuves « traditionnels » : constatation par un agent assermenté ou encore la redoutable enveloppe Soleau. Difficile de ne pas penser la « blockchain » appliquée au droit d’auteur, pour lequel seule une preuve datée de la création permet de certifier son antériorité, en l’absence de toute procédure de dépôt imposée par la loi.

Pourtant, cette preuve incorporée dans un réseau « blockchain » lie-t-elle pour autant le juge qui la constate ?

Partant du postulat que le droit ne devance jamais la technique, force est de constater que la « blockchain » n’est pas reconnue officiellement comme une preuve dite « parfaite » en propriété intellectuelle. Par ailleurs, aucune juridiction française ne s’est encore fondée en droit sur une preuve apportée par « blockchain » pour rendre un jugement. Pourquoi ?

La « Blockchain » en droit de la preuve : un colosse aux pieds d’argile

La première raison pour laquelle la « blockchain » n’est pas encore largement approuvée par le système juridique français réside naturellement dans sa très récente apparition : il faut un certain temps pour qu’une technologie soit appropriée par un système juridique, si révolutionnaire soit-elle. L’apparition d’Internet a d’abord laissé place à un vide juridique pour que soient progressivement adoptées des législations couvrant ses différents aspects : contrats à distance, protection des données, conflits de loi, droit de la consommation… etc. Bien que la « blockchain » ait été reconnue dans certains domaines financiers[1], elle ne fait l’objet d’aucune législation particulière en France.

Ensuite, certains doutes subsistent quant à sa capacité à prouver : d’une part, cette technologie ne permet pas à elle seule de relier juridiquement le document incorporé à la « blockchain » avec la personne qui s’en prévaut. Une difficulté technique réside dans le fait que la « blockchain » ne reconnaît pas une identité commune mais une adresse électronique (appelée adresse Bitcoin, prenant la forme d’un numéro de compte bancaire). Ainsi, bien qu’un utilisateur révèle son identité au sein d’une transaction, il n’est pas possible d’établir qu’il soit réellement le déposant d’un document. L’écrit résultant d’une « blockchain » ne permet d’établir aucune présomption de fiabilité[2], en ce sens qu’une signature électronique fiable se doit d’être obtenue par « l’usage d’un procédé fiable d’identification garantissant son lien avec l’acte auquel elle s’attache », procédé dont la « blockchain » est dépourvue. Cela n’exclut pas, pour le juge, de prendre en compte la preuve rapportée par « blockchain » pour appuyer un faisceau d’indices, mais elle ne pourra pas faire foi si elle est prise en tant que telle.

Enfin, et conséquence logique au regard de ce qui précède, si la « blockchain » n’est pas capable de garantir l’identité juridique de ses utilisateurs, elle ne peut conséquemment pas garantir la qualité des documents déposés en leur nom. Je m’explique : s’il n’est pas possible de présumer la qualité de celui qui signe et dépose le document dans une « blockchain », la certification de faux est donc possible. La « blockchain » s’attache à l’intégrité des documents inscrits dans son registre, mais elle n’est nullement capable de garantir qu’un document soit valable. Autrement dit, si loup dans la bergerie il y a, celui-ci sera traité de manière identique par le réseau « blockchain » puisque le procédé frauduleux intervient en amont dans la réalisation du document. D’où la nécessité de mettre en conformité les pièces proposées par un huissier avant de les intégrer au réseau « blockchain », comme le fait l’innovant projet de BlockchainyourIP.

Une preuve apportée par « blockchain » est donc considérée comme imparfaite aux yeux des juges, et n’aura de crédit que si elle vient conforter d’autres preuves dans l’existence de la situation juridique revendiquée (enveloppe Soleau, cahiers de recherches…). La perspective d’un changement radical de système est donc à exclure, c’est pourquoi la « blockchain » n’apportera peut-être pas en droit la révolution qu’elle promet dans d’autres domaines.

Nombre d’autres contraintes empêchent un réel avènement d’une utilisation généralisée de la « blockchain », mais elles intègrent des considérations politiques et environnementales. Je me ferai une joie d’en discuter à d’autres occasions, souhaitant ici rester « synthétique » dans mon approche et mes développements.

Les applications possibles de la technologie « blockchain » sont encore très nombreuses, à l’image des « smartcontracts », qui feront eux aussi l’objet d’un article dédié.

Étienne GARNIER, Université Jean Moulin Lyon 3

[1] Ordonnances n. 2016-520 du 28 avril 2016 et n. 2017-1674 du 8 décembre 2017

[2] Article 1367 du Code Civil

2 réponses sur « La « blockchain » : une technologie naissante qui interroge quant à ses applications en droit de la propriété intellectuelle »

Bonjour,

M. MARMOZ m’a informé de votre travail pour lequel je vous félicite ! Informaticien moi-même, je considère le sujet comme complexe,
pour ne pas dire abscons…

J’ai quelques remarques, mineures :
– « Chacun d’eux va, au terme d’une équation mathématique complexe, déduire que la transaction est vérifiée. ». C’est une formulation récurrente mais un peu trompeuse : en un sens les mineurs ne résolvent pas une équation, a contrario ils « font face » à une équation difficile à résoudre et proposent donc des solutions (les nonces) « au hasard » jusqu’à ce que l’un d’eux tombe sur un nonce (au sens bitcoin…) convenable ;
– « de manière à ce que seules les parties à cette transaction puissent avoir accès à son contenu, via une sorte de mot de passe ». En fait, les transactions sont accessible via n’importe quel « blockchain explorer », c’est en soi assez étonnant pour des transactions financières au demeurant. Mais oui, mettre à profit cette transaction (pour le créditeur) ne se fera que grâce à sa clé privée ;
– point plus délicat pour moi, car plus juridique : « cette technologie ne permet pas à elle seule de relier juridiquement le document incorporé à la « blockchain » avec la personne qui s’en prévaut. ». Toutefois, la possession de la clé privée associée à une transaction est fort comparable à celle d’un code de CB ? C’est sans doute un point de débat… Pour moi, donc non juridiquement, la clé publique a le statut d’un IBAN et la privée est celle qui permet d’accéder au solde créditeur d’une adresse ;
– phrase suivante : « Une difficulté technique réside dans le fait que la « blockchain » ne reconnaît pas une identité commune mais une adresse électronique (appelée adresse Bitcoin, prenant la forme d’un numéro de compte bancaire). ». Attention, si on parle de smart contracts sur Ethereum p.ex. ou de DeFi, l’adresse ne sera pas forcément une adresse bitcoin. Mais oui, il s’agit bien d’une adresse publique permettant une pseudonymat.

J’espère que vous ne vous froisserez par de mes remarques, encore une fois votre contribution est fort intéressante, et je félicite les juristes qui parviennent à aborder honnêtement cette technologie !

Bonne continuation,
R. BARON, UJM Saint-Etienne.

Monsieur bonjour,
C’est avec grand plaisir au contraire !
Merci de vos fines remarques, qui nous permettront sans doute de rédiger un article plus abouti sur les « smart contracts ».
Très respectueusement,
Etienne GARNIER

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