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Poivron, tomate et brocolis : L’OEB fait son marché

Le 14 mai 2020, la Grande Chambre de recours de l’Office européen des brevets (OEB) a, dans une décision G 3/19 (Poivron), finalement exclu de la brevetabilité les produits végétaux ou animaux exclusivement obtenus par des procédés essentiellement biologiques. Retour sur une affaire à rebondissements.

Résumé des épisodes précédents

Le brevet est un titre qui protège les inventions. Cependant, toutes les inventions ne sont pas brevetables. La Convention sur le brevet européen (CBE) prévoit ainsi certaines exceptions à la brevetabilité, et notamment, dans son article 53 b), « les variétés végétales ou les races animales ainsi que les procédés essentiellement biologiques d’obtention de végétaux ou d’animaux ».

Dans un premier temps, la Grande chambre de recours de l’OEB est venue définir ce qu’il fallait entendre par « procédés essentiellement biologiques d’obtention de végétaux », dans les avis G 2/07 et G 1/08 (Tomate et brocolis I) du 2 décembre 2010.

Puis la question a été posée de savoir si les produits issus de tels procédés étaient brevetables. Car, si les procédés essentiellement biologiques sont expressément exclus du domaine de la brevetabilité, le texte restait silencieux quant au sort des produits issus de tels procédés. Dans les avis G 2/12 et G 2/13 (Tomate et brocolis II) du 25 mars 2015, la Grande Chambre de recours a estimé que les produits obtenus par des procédés essentiellement biologiques n’étaient pas exclus de la brevetabilité, en privilégiant une interprétation stricte de l’article 53 b) : si rien n’était dit sur les produits, il n’y avait pas de raison de les exclure.

Que n’avait pas dit l’OEB ! Craignant une insécurité juridique et la perte d’autonomie du droit des obtentions végétales, distinct du droit des brevets, des voix dissidentes se sont fait entendre. En réaction à l’avis de la juridiction de l’OEB, sept États contractants ont modifié leur loi nationale venant préciser que les produits dérivés de procédés essentiellement biologiques étaient exclus de la brevetabilité[1]. Les organes de l’Union européenne ont également réagi. Selon la règle 26 (1) du règlement d’exécution de la CBE, concernant les inventions biotechnologiques, la directive européenne 98/44/CE constitue un moyen complémentaire d’interprétation. La Commission européenne, faisant suite à une résolution du Parlement européen, a ainsi adopté une position différente de l’OEB, en avançant que l’intention du législateur, lors de l’adoption de la directive 98/44/CE avait été d’exclure les produits obtenus à partir de procédés essentiellement biologiques[2].

Par décision du 29 juin 2017, le Conseil d’administration, second organe de l’Organisation du brevet européen aux côtés de l’OEB, est venu finalement directement contrer l’interprétation de la Grande Chambre de recours en édictant un nouveau paragraphe à la règle 28 du règlement d’exécution de la CBE : « Conformément à l’article 53 b), les brevets européens ne sont pas délivrés pour des végétaux ou animaux obtenus exclusivement au moyen d’un procédé essentiellement biologique ». Or, conformément à la règle 26 (1) du règlement d’exécution de la CBE, l’article 53 b) doit se lire à la lumière des dispositions du chapitre V de ce règlement sur les inventions biotechnologiques dont fait partie la nouvelle règle 28 (2).

La nouvelle règle 28 (2) était-elle en contradiction avec l’article 53 b) ? Et si oui, quelle interprétation appliquer ?

Ces questions ont été réglées par la chambre de recours technique de l’OEB, dans un avis T 1063/18 du 5 décembre 2018. La chambre a estimé qu’il y avait là un conflit de normes et a rappelé, en vertu de l’article 164 (2) de la CBE, qu’en cas de divergence entre la CBE et le règlement d’exécution, la CBE, telle qu’interprétée par la Grande Chambre de recours, primait.

Donc : si les produits essentiellement biologiques d’obtention d’animaux ou de végétaux ne sont pas brevetables, les produits issus de tels procédés peuvent l’être.

Rideau. Du moins aurait-on pu le penser…

Coup de théâtre : l’avis G 3/19 « Poivron »

C’était sans compter la saisine de la Grande Chambre de recours par le Président de l’OEB le 4 avril 2019. En substance, la question était de savoir si le Conseil d’administration pouvait venir donner sa propre interprétation de l’article 53 b) de la CBE et, la réponse serait-elle positive, si cette interprétation – à savoir la règle 28 (2) du règlement d’exécution – était conforme à la CBE.

Adoptant cette fois-ci une interprétation « dynamique », la Grande Chambre de recours a reconnu l’exclusion des produits végétaux ou animaux exclusivement obtenus par des procédés essentiellement biologiques du domaine de la brevetabilité.

Revirement ? Plutôt un pas de côté, si l’on observe plus précisément l’argumentation de la juridiction.

En considérant l’article 53 b) pris isolément, la Grande Chambre de recours confirme l’interprétation stricte qu’elle avait donnée dans les affaires « Tomate et brocolis II », en reprenant les conclusions précédentes tirées des méthodes d’interprétation des traités internationaux telles qu’exposées dans les articles 31 et 32 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969. Pas de revirement per se, donc, concernant les solutions des avis G 2/12 et G 2/13.

Néanmoins, c’est par rapport à l’avis T 1063/18 de la chambre de recours technique que la présente solution diffère. La chambre de recours technique avait identifié un conflit de normes et avait rejeté la règle 28 (2) comme interprétation possible de l’article 53 b) au profit de l’interprétation donnée par la Grande Chambre de recours. Cette position est jugée « trop stricte » dans l’avis G 3/19 (pt. XX). Après avoir estimé que l’article 53 b) peut donner lieu à différentes interprétations, la Grande Chambre de recours prend en compte « l’évolution constante du droit » (pt. XX) et propose une « interprétation dynamique » de la disposition. Cette méthode d’interprétation peut être adoptée quand « sont apparus des éléments, depuis la signature de la Convention, qui seraient susceptibles de justifier l’hypothèse selon laquelle l’interprétation littérale du libellé de la disposition est en contradiction avec les objectifs poursuivis par le législateur » (pt. XXII). La Grande Chambre de recours ne renie donc pas l’interprétation qu’elle a pu donner auparavant, mais se reconnaît la possibilité d’en changer selon la ratio legis.

Partant de cette nouvelle méthode d’interprétation, la Grande Chambre de recours estime qu’elle « ne saurait faire abstraction de la décision par laquelle le Conseil d’administration a introduit un nouveau paragraphe 2 dans la règle 28 CBE » (pt. XXIV). Selon la Grande Chambre de recours, la nouvelle règle 28 (2) « permet et même appelle une interprétation dynamique » (pt. XXVI.7). Différents éléments montrent que l’intention du législateur a changé : la nouvelle règle a été adoptée à une vaste majorité par les représentants des États contractants au Conseil d’administration et de nombreux États ont également modifié leur droit national, allant dans le sens de cette règle.

Rejetant l’existence d’un conflit de normes qui justifierait l’application de l’article 164 (2) de la CBE, la Grande Chambre de recours adopte ainsi une nouvelle interprétation de l’article 53 b) à la lumière de la règle 28 (2), à savoir que, en plus des procédés essentiellement biologiques, les produits exclusivement obtenus par de tels procédés sont également exclus de la brevetabilité. On peut noter la présence de l’adverbe « exclusivement » qui n’était pas présent, par exemple, dans l’avis rendu par la Commission européenne. Est-ce à dire que les produits obtenus en partie par des procédés essentiellement biologiques seraient brevetables ? Cela semblerait en accord avec l’intention du législateur de ne pas exclure les produits végétaux ou animaux de la brevetabilité.

La Grande Chambre de recours, suivant son argumentation, précise toutefois que la nouvelle interprétation n’a pas d’effet rétroactif sur les brevets européens et les demandes de brevets européens délivrés ou déposées avant le 1er juillet 2017, date d’entrée en vigueur de la règle 28 (2).

Un duel d’institutions ?

Une fois n’est pas coutume, l’avis G 3/19 nous fournit également l’occasion de nous essayer à un peu de droit international public. Cette affaire permet en effet de se pencher sur l’articulation de différentes institutions autour de l’interprétation à donner à la CBE.

La première question soumise à la Grande Chambre de recours par le Président de l’OEB était posée en ces termes : « Eu égard à l’article 164 (2) CBE, la signification et la portée de l’article 53 CBE peuvent-elles être clarifiées dans le règlement d’exécution de la CBE sans que cette clarification soit limitée a priori par l’interprétation dudit article donnée dans une décision antérieure des chambres de recours ou de la Grande Chambre de recours ? »

Cette question soulevait un potentiel conflit de normes entre, d’une part, l’article 53 b) de la CBE, « législation primaire » et, d’autre part, la règle 28 (2) du règlement d’exécution, « législation secondaire ». Entre hiérarchie et temporalité, il fallait faire un choix : lex superior derogat legi inferiori mais lex posterior derogat legi priori [3].

En outre, comme le faisait remarquer certains amici curiae et comme l’a admis la Grande Chambre de recours, la question soulevait également une problématique de séparation des pouvoirs au sein de l’Organisation européenne des brevets. La Grande Chambre de recours a fait remarquer que la question, telle que formulée, revenait à se demander qui du Conseil d’administration ou de la juridiction était compétent « pour interpréter la CBE de manière contraignante » (pt. II.1). Cette question était trop délicate, comme l’a soulevé la Grande Chambre de recours : « Le libellé de la question 1 est trop général et imprécis en ceci qu’il touche à un aspect institutionnel qui s’étend bien au-delà de la finalité ultime de la saisine. Telle qu’elle est formulée, cette question appelle une réponse par « oui » ou par « non » afin de couvrir tous les cas de figure concevables susceptibles de découler d’une tentative de façonner par voie réglementaire la teneur juridique d’une disposition de la législation primaire (un article de la CBE) via la législation secondaire (une disposition du règlement d’exécution). Dans les faits, le cas de figure présenté dans la première question, porté à sa conclusion logique, donnerait au Conseil d’administration, en tant qu’autorité compétente en vertu de la CBE pour adopter le règlement d’exécution, carte blanche pour s’écarter de la jurisprudence établie et attribuer un sens particulier à n’importe quel article de la CBE via les dispositions du règlement d’exécution. Cela permettrait de contourner les procédures prescrites pour modifier le texte même de la Convention, à savoir la Conférence diplomatique en vertu de l’article 172 CBE ou le vote unanime du Conseil d’administration en vertu des articles 33(1)b) et 35(3) CBE. » (pt. II.5).

La Grande Chambre de recours a heureusement balayé ces débats, d’une part, en reformulant les questions posées et, d’autre part, en adoptant une interprétation différente de celle retenue dans l’avis T 1063/18 qui était cristallisée autour du conflit de normes. La Grande Chambre de recours a reconnu la compétence du Conseil d’administration pour modifier le règlement d’exécution selon l’article 33 (1) c) de la CBE. Toutefois, la modification apportée ne devient plus qu’un indice pour estimer si l’interprétation de la juridiction doit changer. La règle 28 (2) n’est qu’une interprétation de l’article 53 b) ; le texte de l’article 53 b) n’est pas abandonné au profit de la règle nouvelle, mais est lu à sa lumière. In fine, la Grande Chambre de recours reste maîtresse de l’interprétation, sans que ne soit remis en cause le système juridique de l’Organisation européenne des brevets.

Quant aux craintes émises par certains amici curiae concernant la séparation des pouvoirs, la Grande Chambre de recours les repousse. La structure organisationnelle de l’Organisation européenne des brevets est particulière en cela qu’elle ne comporte pas d’instance législative. En vertu de l’article 33 de la CBE, le Conseil d’administration, organe de surveillance de l’OEB, est en fait compétent pour légiférer. La juridiction, quant à elle, si elle ne constitue pas un organe en soi de l’Organisation européenne des brevets puisqu’elle est intégrée structurellement à l’OEB, reste « une unité organisationnelle distincte dotée d’une autonomie organisationnelle et managériale renforcée » (pt. XXV.2). Compte tenu de ces éléments, la Grande Chambre de recours conclut que la remarque soulevée par les tiers est tout simplement « sans fondement » (pt. XXV.3).

L’affaire met également en exergue les relations complexes entre l’Organisation européenne des brevets et l’Union européenne.

L’article 53 b) de la CBE (droit du brevet européen) doit se lire à la lumière du chapitre V du règlement d’exécution, dont les dispositions sont directement tirées de la directive 98/44/CE (droit de l’Union européenne). Si la directive 98/44/CE a été « transposée » dans le règlement d’exécution de la CBE, la Grande Chambre de recours a fait remarquer que la directive en soi n’a cependant pas été intégrée dans le système juridique de la CBE (pt. XV.1).

Néanmoins, en vertu de la règle 26 (1) du règlement d’exécution, la directive 98/44/CE constitue un moyen complémentaire d’interprétation de l’article 53 b). Dans l’avis G 3/19, la Grande Chambre de recours a repris ses conclusions précédentes, à savoir que, selon elle, rien dans le libellé de l’article 4 (1) b) de la directive 98/44/CE et dans sa genèse ne permettait de pouvoir affirmer que le législateur européen avait pour intention d’exclure de la brevetabilité les produits obtenus par des procédés essentiellement biologiques. Suite à l’affaire « Tomate et brocolis II », la Commission européenne s’était prononcée sur ce qu’elle estimait être l’interprétation correcte de la directive 98/44/CE au vu de l’intention du législateur européen. L’avis de la Commission européenne a été produit aux débats dans l’affaire G 3/19. La Grande Chambre de recours devait-elle pour autant se conformer à l’avis de la Commission ?

La Grande Chambre a tout d’abord rappelé que l’avis de la Commission européenne n’est pas juridiquement contraignant, n’étant pas un acte juridique (pt. XV.2.2). Elle a remarqué par ailleurs que seule l’interprétation de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est juridiquement contraignante. Or, la CJUE ne s’était pas encore prononcée sur la question (pt. XV.2.3). Est-ce à dire que, si la CJUE s’était prononcée, la Grande Chambre de recours aurait dû suivre son interprétation ? Juridiquement, elle n’y aurait pas été obligée. Car, comme l’a rappelé la Grande Chambre, l’Organisation européenne des brevets est une organisation internationale indépendante de l’Union européenne. Une interprétation divergente aurait cependant été peu probable, l’Organisation européenne des brevets travaillant étroitement avec l’Union européenne, notamment sur la possible introduction d’un brevet européen à effet unitaire.

C’est bien là, dans un souci d’harmonisation du droit du brevet, que paraît se trouver l’explication de la nouvelle interprétation donnée par la juridiction de l’OEB. La difficulté venait du fait que l’opposition se faisait entendre au sein même de l’Organisation européenne des brevets, à travers le Conseil d’administration. La Grande Chambre de recours pouvait-elle se permettre de camper sur sa position antérieure, de confirmer l’avis rendu par la chambre de recours technique ? Au-delà de l’argumentation juridique, il faut peut-être parfois considérer le droit – et surtout le droit international – comme un exercice d’équilibriste.

Si c’est bien l’OEB qui délivre le brevet européen selon les règles édictées par la CBE, le brevet « européen », une fois délivré, éclate en autant de brevets nationaux que d’États visés dans la demande. À partir de là, « c’est au juge national qu’il appartiendra de statuer, le cas échéant, sur la validité en application des règles de la CBE et de déterminer les droits accordés ou les sanctions à imposer aux atteintes portées à ces droits en application des dispositions nationales en vigueur »[4]. En outre, « la quasi-identité des textes européens et de droit interne ne doit pas faire oublier que les organes d’interprétation de ces textes respectifs sont indépendants les uns des autres : l’interprétation donnée par les chambres de recours de l’OEB ne lie pas les juridictions nationales et inversement »[5]. Les juridictions nationales seraient-elles allées à l’encontre de l’interprétation de la CBE par la juridiction de l’OEB ? Aurait-il coexisté sur le même territoire un brevet accordé sur le fondement d’un droit mais refusé sur le fondement d’un autre ? Le risque d’insécurité juridique était latent.

S’il est vrai, et cela est souligné dans l’avis, que les États contractants n’ont pas modifié directement l’article 53 b) alors même qu’ils ont en eu précédemment l’opportunité, il semblait compliqué pour la Grande Chambre de recours d’ignorer la nouvelle règle 28 (2). À l’occasion d’une refonte profonde de la CBE, les États n’avaient pu se mettre d’accord sur la question des inventions biotechnologiques[6]. La nouvelle règle 28 (2), adoptée à une large majorité, démontre cependant une intention commune, qui allait clairement à l’encontre de l’interprétation antérieurement retenue par la juridiction de l’OEB. Que vaut une interprétation uniforme mais non harmonisée ? Le droit n’a de portée que lorsqu’il est appliqué.

Si la juridiction a le dernier mot sur l’interprétation qu’il faut avoir des textes, cette affaire montre néanmoins le poids grandissant que le Conseil d’administration peut avoir sur la CBE. La Grande Chambre de recours reconnaissant la possibilité d’une interprétation dynamique, le système juridique de l’Organisation européenne des brevets pourrait gagner en souplesse. La nouvelle interprétation de l’article 53 b) par la Grande Chambre de recours permet de rassurer sur l’harmonisation de la brevetabilité des inventions biotechnologiques au sein de l’Organisation européenne des brevets.

Suzanne Gignoux, Université Jean Moulin Lyon 3

 

[1]Autriche, Belgique, France, Norvège, Pologne, Portugal et Serbie (G 3/19, pt. XV.3.1)

[2]Avis 2016/C 411/03 de la Commission européenne du 8 novembre 2016.

[3]La loi supérieure prime sur la loi inférieure mais la loi postérieure abroge la loi antérieure.

[4]AZÉMA Jacques et GALLOUX Jean-Christophe, Droit de la propriété industrielle, 8e éd., Dalloz / Précis, 2017, n°932.

[5]Ibidem, n°938.

[6]Ibidem, n°931.

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