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Bras de fer entre Google et la presse française : comment redéfinir le partage en faveur des éditeurs ?

On compte parmi les défis les plus ambitieux du droit celui de réguler le règne des « géants ». Ils sont fondateurs d’Internet, de Windows, de Facebook, principaux fournisseurs de services en ligne et détenteurs de bases de données colossales. Un obstacle de taille résiste à toute mesure vouée à les contraindre ; les GAFAM sont à la fois joueurs et arbitres dans un monde qui leur appartient.

Ainsi, rien ne garantissait au départ que les dispositions issues de directives européennes et mises en application par des législations contraignantes dans les Etats-membres puissent un jour aboutir à une régulation effective du comportement des GAFAM vis-à-vis de leurs partenaires. Une bataille est tout de même sur le point d’être gagnée, même si la guerre fait rage ; les éditeurs de presse français ont obtenu du géant Google France un accord sur la rémunération de leurs droits voisins lorsque celui-ci « reprend » leurs contenus protégés.

Une philosophie amorcée par la directive européenne dite « DAMUN » (directive sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché numérique) du 17 avril 2019, qui entendait équilibrer le rapport de force entre les éditeurs de publication de presse et les « fournisseurs de services de la société de l’information » en les armant d’un droit voisin sur « l’utilisation en ligne de leurs publications »[1]. Fruit d’un lobbying féroce des associations représentantes des éditeurs de presse, cette disposition fut parmi les plus discutées et contestées au niveau européen, à laquelle s’opposaient légitimement les intérêts des GAFAM, puisqu’étaient entendus comme « fournisseurs de service de la société d’information » la majorité des services proposés par Google (Google search, Google actualités, Google discover ).

Bien qu’adoptée et transposée en France quelques mois plus tard par une loi dont l’intitulé même consiste « à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse » [2], le cadre légal qu’elle impose ne peut en substance forcer Google à négocier de bonne foi des licences d’exploitation sur le contenu protégé. L’omnipotence d’un co-contractant comme Google exclut d’emblée l’hypothèse d’une négociation d’égal à égal ; les négociations amorcées au titre de la loi du 24 juillet 2019 entre Google France et les éditeurs de presse français ont révélé l’existence d’une dépendance économique telle que les éditeurs étaient souvent contraints d’offrir ces licences pour jouir de la visibilité et du référencement Google…

Mais tout d’abord, en quoi consiste matériellement ce « nouveau » droit voisin attaché aux éditeurs de publication de presse ?

Dans les yeux de la directive DAMUN du 17 avril 2019 : un droit voisin « sur mesure » conféré aux éditeurs de presse

Légiférer pour « sauver » le monde de la presse, et le faire au nom de la liberté (et la nécessité) de l’information « fiable ». Voici les moteurs[3] de l’élaboration de l’article 15 de la directive, qui constate (on commence à avoir l’habitude) que l’essor de la communication numérique laisse certains de ses acteurs sur le bas-côté. En effet, l’arrivée de nouveaux services de communication en ligne aboutit à ce que de facto, le contenu protégé des éditeurs de presse (principalement des articles rédigés sous forme écrite) puisse être capté par des agrégateurs (le plus connu : Google actualités), lesquels se servent d’extraits paraphrasés pour présenter l’article en question. L’utilisation de ce contenu de presse n’est alors pas réglementée : alors que les fournisseurs de ce service perçoivent une captation des données de l’audience et de leurs affinités publicitaires, les éditeurs n’en perçoivent aucune contrepartie, leur contenu ayant pourtant été à l’origine de la consultation par l’utilisateur. En d’autres termes, les éditeurs ne jouissent pas d’un droit d’interdire ou d’autoriser, moyennant licence d’exploitation, la captation de leurs articles par les agrégateurs de presse.

L’article 15 de la directive DAMUN prévoit donc que soit étendu « le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la mise à la disposition du public » résultant de la directive 2001/29 aux captations effectuées par les agrégateurs de presse. Les Etats membre sont donc en mesure de légiférer et de créer, au profit des éditeurs de presse, un droit à autoriser l’utilisation de leur contenu par l’octroi de licences d’exploitation concédées aux fournisseurs de services en ligne.

Cette disposition vise spécifiquement les éditeurs de presse, en ce compris « les publications journalistiques, publiées dans les médias quels qu’ils soient, y compris sur papier, dans le contexte d’une activité économique qui constitue une fourniture de services en vertu du droit de l’Union »[1]. Cette limitation réside dans l’équilibre fragile de ces dispositions au regard du droit à l’information, l’idée étant de permettre aux éditeurs de presse une contrepartie décente de l’exploitation de leur contenu au regard des profits qu’elle génère pour Google, sans toutefois paralyser l’information.

Les partisans d’un monde numérique « libre » favorables aux GAFAM ont agité l’épouvantail d’une menace évidente pour la liberté d’information, indiquant qu’un système d’autorisation trop lourd pourrait aboutir à ce que soit exclu un grand nombre de médias de ces agrégateurs, faute d’accord sur la rémunération de ces droits. Bien que ces dispositions aient été adoptées et transposées en droit interne[2], les éditeurs de presse français se retrouvent immédiatement confrontés à un obstacle de taille : comment négocier avec Google ?

Plus prosaïquement, la garantie légale d’un droit acquis à monnayer l’exploitation en ligne de ses articles fait pâle figure au regard de la dépendance économique et matérielle que Google impose de fait à ses « partenaires ». Sans espoir ?

Un « potentiel » abus de Google dans la poursuite des négociations : une solution entrevue en droit de la concurrence

Soucieuse de se conformer aux dispositions de la loi du 24 juillet 2019, Google adopte à l’égard des éditeurs de presse une position des plus raides ; « Google a décidé unilatéralement qu’elle n’afficherait plus les extraits d’articles, les photographies, les infographies et les vidéos au sein de ses différents services (Google Search, Google Actualités et Discover1), sauf à ce que les éditeurs lui en donnent l’autorisation à titre gratuit »[3].

La désillusion (qui oserait le croire) est double : non seulement les éditeurs de presse se retrouvent démunis du droit qui leur était garanti de monnayer l’utilisation de leur contenu par Google en concédant ces licences gratuitement, mais Google jouit également de ces licences pour reprendre davantage de contenu qu’elle n’en était auparavant autorisée. Une véritable douche froide qui illustre toute la complexité d’une régulation du comportement des GAFAM sur un marché qui leur appartient ; l’ascendant de Google sur ses partenaires reste malgré tout écrasant.

C’est en tout cas ce que constate l’Autorité de la concurrence, saisie à l’occasion par divers organismes de représentation des médias-presse français (Agence France Presse, Syndicat des éditeurs de la presse magazine et Alliance de la presse d’information générale) en novembre 2020. Parallèlement à la saisie au fond, tendant à reconnaître que les pratiques de Google sont susceptibles de constituer un abus de position dominante ainsi qu’un abus de dépendance économique, les saisissants ont demandé à titre conservatoire que l’Autorité enjoigne Google de mener de bonne foi les négociations amorcées sur la rémunération des licences d’exploitation.

« A ce stade de l’instruction, l’Autorité a considéré que Google est susceptible de détenir une position dominante sur le marché français des services de recherche généraliste. En effet, sa part de marché est de l’ordre de 90 % à la fin de l’année 2019. »[4]. En d’autres termes, la quasi-totalité du « trafic » des sites appartenant aux éditeurs de presse repose sur le moteur de recherche Google. Une situation de monopole évidente, à laquelle s’ajoute une impossibilité pratique de développer un moteur de recherche concurrent, au regard des investissements nécessaires à cette fin. Statuant en urgence sur le prononcé de mesures conservatoires, l’Autorité déduit de la conduite des négociations par Google qu’elle est susceptible de constituer un abus de position dominante. Pourquoi ?

Google se serait d’une part appuyée sur son monopole pour imposer aux éditeurs de presse « des conditions de transactions inéquitables », résultant d’une politique générale visiblement hostile à toute négociation sur la rémunération des droits voisins garantis par la loi du 24 juillet 2019. Par ailleurs, elle l’aurait fait dans le but de contourner la loi, en ce que celle-ci avait pour objet même de « redéfinir le partage de la valeur en faveur des éditeurs de presse vis-à-vis des plateformes »[5]. Enfin, un tel comportement est de nature à démontrer l’existence d’une atteinte « grave et immédiate au secteur de la presse », c’est pourquoi l’Autorité enjoint à Google de se conformer, sous 3 mois, à un ensemble de dispositions « socles » servant de base à des négociations plus saines[6].

En l’attente de la décision sur le fond, c’est ici que naissent les circonstances favorables à l’accord récemment conclu entre Google et certains représentants des médias-presse français : nous y sommes enfin.

L’avènement d’un « accord-cadre »[7] allant dans le sens d’une relation contractuelle plus équilibrée

Jeudi 19 novembre 2020, Google annonçait la conclusion d’un accord avec divers médias français dont Le Monde, Courrier International, L’Obs, Libération et lExpresse. D’une durée de 3 ans, ces contrats reprennent l’ensemble des dispositions relatives à la rémunération des droits d’auteur sur le contenu médiatique concerné résultant de la loi du 24 juillet 2019. Les organismes de représentations précités (ALP, AFP et éditeurs de magazines) poursuivent quant à eux des négociations sur l’élaboration d’un « accord-cadre » pourvu des différentes dispositions de base ayant vocation à s’appliquer à tout contrat individuel, permettant à tous les éditeurs de presse de jouir de garanties générales (s’agissant notamment des plus modestes). Les mesures enjointes à Google par l’Autorité de la concurrence semblent inciter à la discussion, beaucoup estiment que le dialogue se doit d’être renoué.

Bien que le contenu de ces « accords-cadres » soit encore en négociation, tout pousse à croire que Google est plus que jamais invitée à négocier équitablement avec les représentants de la presse, sous le regard bienveillant d’une Autorité de la concurrence disposée à donner un réel sens à ce nouveau droit voisin des éditeurs.

Cependant, rappelons-le, Google reste propriétaire d’un moteur de recherche incontournable et vital à la visibilité du secteur de la presse, si bien qu’aucune solution alternative n’est envisageable. Instaurer un dialogue avec ces « géants » devient primordial.

Étienne Garnier, Université Jean Moulin Lyon 3

 

[1] Considérant n.56 du préambule de la DIRECTIVE (UE) 2019/790 DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 17 avril 2019

[2]Article 4 de la LOI n° 2019-775 du 24 juillet 2019 tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse, actuel article L218-2 du Code la propriété intellectuelle

[3] Communiqué de presse de L’Autorité de la concurrence, 9 avril 2020

[4] Communiqué de presse de L’Autorité de la concurrence susmentionné

[5] Décision n° 20-MC-01 du 9 avril 2020 relative à des demandes de mesures conservatoires présentées par le Syndicat des éditeurs de la presse magazine, l’Alliance de la presse d’information générale e.a. et l’Agence France-Presse

[6] Décision susmentionnée, page 4 et 5.

[7] Annonce Google du 19 novembre 2020

[1]Article 15 de la DIRECTIVE (UE) 2019/790 DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE

[2] LOI n° 2019-775 du 24 juillet 2019 tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse

[3] Considérant n.55 du préambule de la Directive 2019/790 susmentionnée

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