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Reflexion juridique

Qu’est-ce que la Propriété Intellectuelle ? Par Suzanne Gignoux

Si les juristes, même non spécialisés, ont une idée de ce que recouvrent ces termes, de nombreuses personnes l’ignorent. Nous sommes pourtant confrontés quotidiennement à la propriété intellectuelle, qui touche tous les secteurs.

Prenons l’exemple d’un début de journée :

Je me lève, j’enfile des vêtements d’une certaine marque, protégés par le droit des dessins et modèles. J’allume ma stéréo, qui a fait l’objet d’un brevet, et, à l’aide d’un logiciel, protégé par le droit d’auteur, j’écoute de la musique, elle-même protégée par le droit d’auteur.

On pourrait ainsi dresser une liste à la Prévert de toutes les fois où nous sommes confrontés à la propriété intellectuelle. Ce n’est pas le but de cet article, qui se propose plutôt de définir succintement ce que nous étudions à l’ALYPI.

La propriété intellectuelle est reconnue comme une propriété (1). On connait la propriété de droit commun, régie par l’article 544 du Code civil. La propriété offre les bases de la propriété de droit commun, à savoir la jouissance et le pouvoir de disposition sur une chose (2). En quoi alors la propriété intellectuelle se distingue-t-elle de la propriété de droit commun.

Tout d’abord, il convient de remarquer que la propriété intellectuelle est une propriété incorporelle. L’objet du droit de la propriété intellectuelle est distinct de son support ; la propriété intellectuelle porte sur un objet immatériel susceptible de s’incarner dans un support : œuvres de l’esprit, inventions, créations, signes distinctifs… Par exemple, si j’acquiers une table protégée par le droit des dessins et modèles, j’acquiers la propriété matérielle de la table, mais je ne deviens pas propriétaire du titre de propriété intellectuelle sur ce modèle.

Contrairement à la propriété de droit commun, la propriété intellectuelle n’est pas perpétuelle. Pour chaque droit de propriété intellectuelle, une durée est prévue par la loi. Au-delà, le titulaire de droit ne peut plus se prévaloir de la protection : l’objet de son droit tombe dans le domaine public, toute personne peut alors l’utiliser librement.

En outre, la propriété intellectuelle donne au titulaire du droit la possibilité d’intenter une action qui n’existe pas en droit commun : l’action en contrefaçon, qui vient sanctionner l’atteinte au monopole conféré par le droit sur l’objet protégé, sans le consentement du titulaire. Cette action peut s’exercer sur le plan civil comme sur le plan pénal.

Enfin, la propriété intellectuelle, en sus de droits patrimoniaux, comporte un droit moral, très fort en propriété littéraire et artistique, très fortement atténué en propriété industrielle. Le pendant moral du droit d’auteur a entraîné un débat doctrinal autour de la qualification de «propriété» de ce droit – débat qui n’a cependant pas de grande incidence en pratique (3). Le droit moral n’existe pas endroit commun. Dès que j’acquiers un droit de propriété sur un objet, je suis libre d’en disposer comme bon me semble: je peux décider de brûler un tableau dont je suis propriétaire si je manque de bois cet hiver. Toutefois, si ce tableau est protégé par le droit d’auteur, l’auteur pourrait m’attaquer sur le fondement de son droit moral pour avoir porté atteinte à l’intégrité de son œuvre. Les deux propriétés, dans ce cas particulier, ne sont pour autant pas antagonistes; elles cohabitent en portant sur des objets différents.

La propriété intellectuelle est ainsi un régime dérogatoire au droit commun offrant un droit exclusif temporaire sur des biens meubles incorporels par détermination de la loi. L’idée est de protéger et valoriser un effort intellectuel ou créatif (plus ou moins grand). Au même titre que la propriété matérielle, la propriété intellectuelle a été reconnue comme un droit fondamental à l’article 17, alinéa 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Et, comme la propriété matérielle, elle a une importance économique considérable (4).

L’idée de protéger un objet intellectuel est loin d’être nouvelle. Ainsi, dans le domaine artistique, le droit romain distinguait déjà entre l’œuvre de l’esprit et le support matériel dans lequel s’incarnait cette œuvre (5). Dans l’Antiquité, on retrouve les traces des ancêtres des marques, comme l’indication d’origine des vins sur les amphores (6). Quant à la protection des inventions, le premier véritable système de brevet remonte au XVème siècle, à Venise (7). En France, c’est surtout le droit issu de la Révolution qui a consacré la propriété intellectuelle.

Plusieurs raisons peuvent expliquer la volonté de protéger la propriété intellectuelle (8). En accordant une protection, on vient récompenser le travail d’une personne, utile à la société, on cherche «à transformer le travail en propriété» (9). La protection s’explique aussi par une vision naturaliste: les fruits d’un effort intellectuel devraient légitimement revenir à celui qui en est à l’origine. Ainsi, le lien entre l’auteur et son œuvre, l’œuvre étant considérée comme le prolongement de son auteur, constitue le fondement du droit d’auteur à la française. Une autre explication est la nécessité de créer une protection adéquate pour des objets immatériels qui peuvent être facilement reproduits, réutilisés, réappropriés: la propriété intellectuelle garantit une sécurité pour les titulaires de droits. Enfin, la protection peut venir récompenser l’investissement d’une personne (physique ou morale), engagé malgré l’existence d’un risque; cela est particulièrement vrai en droit des bases de données, des brevets et des marques.

La propriété intellectuelle est aujourd’hui reconnue à l’échelle internationale, notamment à travers deux textes fondateurs: la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle de 1883 et la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques de 1886. Au sein de l’Union européenne, on assiste à un véritable processus d’harmonisation des différents droits nationaux sur les questions de propriété intellectuelle. La propriété intellectuelle demeure néanmoins soumise à la territorialité, avec le système de protections nationales (10).

La propriété intellectuelle regroupe deux grandes familles, présentées de façon distincte dans le Code de la propriété intellectuelle (CPI): la propriété littéraire et artistique, d’une part, et la propriété industrielle, d’autre part. La différence majeure entre ces deux familles tient à la naissance du droit: si les droits de propriété industrielle naissent à compter d’un enregistrement (11), les droits de propriété littéraire et artistiques sont directement octroyés dès l’existence de l’objet du droit. La distinction peut s’expliquer aussi par une différence de philosophie en droit français: la propriété industrielle s’inscrit dans une logique économique, tandis que la propriété littéraire et artistique est dominée par une vision personnaliste du droit. Cette différence tend néanmoins à s’estomper

Au sein de chaque famille existent des protections qui portent sur des objets spécifiques, qui poursuivent des objectifs différents, qui répondent à des conditions propres et qui s’étirent sur des durées plus ou moins longues. Au sein de la propriété littéraire et artistique (livres I à III du CPI),on trouve le droit d’auteur, les droits voisins (droits des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle) et le droit des bases de données. La propriété industrielle (livres IV à VII du CPI) protège les dessins et modèles, les brevets d’inventions, les secrets de fabrique, les produits semi-conducteurs, les obtentions végétales et les signes distinctifs (marques et indications géographiques).

Le cumul de protections est possible sur un même objet, même si les protections portent sur des aspects différents. On peut ainsi imaginer une machine dont la fonction technique est protégée par le droit des brevets et dont l’apparence est protégée à la fois par le droit des dessins et modèles et par le droit d’auteur, si les conditions de protection de chacun de ces droits sont remplies.

Le recours au droit de la propriété intellectuelle n’est toutefois pas la seule façon pour les personnes de protéger leurs créations ou signes distinctifs. Préserver le secret, par exemple, peut suffire. Surtout, la protection par la propriété intellectuelle n’est pas obligatoire.

La propriété intellectuelle offre des protections très fortes aux titulaires de droits. Elle ne vise toutefois pas à entraver la création ou l’innovation; au contraire, l’objectif politique poursuivi est d’encourager celles-ci (12). Pour cela, il est apparu nécessaire de concilier les intérêts individuels et l’intérêt général.

Concernant les créations techniques, l’intérêt général se manifeste par la durée de protection, qui est limitée. Par exemple, une invention tombe dans le domaine public au bout de vingt ans à compter de la date de dépôt de la demande de brevet (voire avant si le titulaire ne s’acquitte pas des annuités). En outre, concernant le brevet toujours, la contrepartie du monopole est la révélation parle titulaire au public de son invention de manière suffisamment précise pour qu’elle puisse être reproduite. Ainsi, le droit des brevets n’entrave pas l’innovation, mais participe au contraire à la révélation et à la diffusion des connaissances techniques (13).

Quid cependant de la marque? La marque offre à son titulaire un monopole temporaire de dix ans, renouvelable potentiellement indéfiniment. Cela s’explique par l’objectif de la protection:réguler la concurrence et protéger le consommateur en accordant un monopole sur des signes permettant d’identifier les produits ou services d’une entreprise par rapport à d’autres. Il est plus difficile de voir l’intérêt général qu’il y aurait à pouvoir s’approprier une marque qui ne s’oppose pas à l’innovation technique ou créative. Néanmoins, le droit des marques prend lui aussi en compte l’intérêt général. La protection conférée est ainsi fonction de la réalisation de son objectif: en l’absence d’usage sérieux de la marque, la protection tombe.

En contrepoint de la plupart des titres de propriété industrielle, la durée de protection en droit d’auteur peut paraître très longue, puisqu’elle court jusqu’à soixante dix ans après la mort de l’auteur. L’intérêt général ne se manifeste alors pas dans la durée de protection, mais dans les exceptions prévues au droit.

L’objet de chaque protection est défini et limité: pour pouvoir accéder à la protection, encore faut-il répondre aux conditions posées par le droit. En outre, les droits conférés par la propriété intellectuelle ne sont pas absolus et peuvent faire l’objet d’un abus (le droit est détourné de sa finalité), auquel cas ils se verront limités par le juge (14). Enfin, il convient de rappeler que, dans tous les domaines de la propriété intellectuelle, les idées restent libres de droit, en dehors de toute possibilité d’appropriation.

La propriété intellectuelle est donc une propriété incorporelle, dérogatoire au droit commun, accordant un monopole sur des objets spécifiques très différents. Elle apparaît nécessaire pour valoriser un travail ou un savoir-faire et pour permettre à celui qui en est à l’origine de bénéficier de ses fruits. Toutefois, si elle accorde un droit exclusif, celui-ci n’est pas absolu et connaît des limites. Par son objet, la propriété intellectuelle est un véritable pan entier à part dans le droit, mais non pas isolé. La propriété intellectuelle étant présente dans tous les secteurs, la question se pose de son articulation avec d’autres branches du droit

Par Suzanne Gignoux, Université Jean Moulin Lyon 3

Notes de bas de page :

(1) : Le Conseil constitutionnel l’a ainsi reconnu (décision 2006-540 DC du 27 juillet 2006). Les instances de l’Union européenne ainsi que l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI/WIPO) utilisent également cette terminologie.

(2) AZEMA Jacques et GALLOUX Jean-Christophe, Droit de la propriété industrielle, 8è éd., Dalloz / Précis, 2017, n°192-194

(3) Sur la qualification du droit d’auteur comme propriété, voir notamment : GAUTIER Pierre-Yves, Propriété littéraire et artistique, 11è éd., Presses Universitaires de France, 2019, n°16-22. ; BRUGUIERE Jean-Michel et VIVANT Michel, Droit d’auteur et droits voisins, 4è éd. Dalloz / Précis, 2019, n°31-38.

(4) Voir, par exemple, les statistiques disponibles sur le site de l’OMPI : https://www.wipo.int/ipstats/fr/.

(5) : GAUTIER Pierre-Yves, Propriété littéraire et artistique, 11è éd., Presses Universitaires de France, 2019, n°3

(6) AZEMA Jacques et GALLOUX Jean-Christophe, Droit de la propriété industrielle, 8è éd., Dalloz / Précis, 2017, n°1549.

(7) MAY Christopher, Venise : aux origines de la propriété intellectuelle, L’Economie politique, 2002/2 (n°14), p. 6-21. https://doi.org/10.3917/leco.014.0006

(8) BOUCHE Nicolas, Introduction à la propriété industrielle, Cours Propriété industrielle, Université Lyon 3, 2020.

(9) RIPERT Georges, cité dans GAUTIER Pierre-Yves, Propriété littéraire et artistique, 11è éd., Presses Universitaires de France, 2019, n°1.

(10) Sur le principe de territorialité, voir TREPPOZ Édouard, Contrefaçon, in Répertoire de droit international, Dalloz, 2010, n°4-10.

(11) Sauf quelques exceptions : le droit de l’Union européenne reconnaît ainsi un droit sur des dessins et modèles non enregistrés, à certaines conditions ; le droit français accorde certains droits aux titulaires d’une marque non enregistrée mais notoirement connue, sans pour autant reconnaître un véritable droit de marque.

(12) Voir notamment FRISON-ROCHE Marie-Anne, Le maniement de la propriété intellectuelle comme outil de régulation et de compliance, in VIVANT Michel (dir.), Les grands arrêts de la propriété intellectuelle, Dalloz, 2019, n°1-6.

(13) AZEMA Jacques et GALLOUX Jean-Christophe, Droit de la propriété industrielle, 8è éd. Dalloz / Précis, 2017, n°191

(14) Voir notamment VIVANT Michel, De la finalité sociale des droits de propriété intellectuelle, in VIVANT Michel (dir.), Les grands arrêts de la propriété intellectuelle, Dalloz, 2019, n°10-15.

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